DIVERS - Fan fiction
Bob
Chapitre 1 - L'Enfer
L'Enfer - 23:00
Terre
C'était une nuit d'ambre. Les rues d'Ottawa semblaient ré-insuffler à la vielle ville un souffle vital perdu. Toute entière, comme chaque nuit, elle revivait, au rythme de la musique et des clameurs qui s'échappaient des bistrots, et, comme capturée par l'aura blafarde de la lueur des réverbères qui mouchetaient la nuit noire, cette douce mélodie humaine se teintait alors de nostalgie et d'étrangeté. Au plus profond de cette abîme, dans les bas fonds infréquentables et pourtant animés par le flux incessant de joyeux vagabonds, l'Enfer ouvrait ses portes.
"- Ben !
- Oui, oui... salut."
Ben Maulaussène s'avança à travers la foule -ou plutôt il repoussa, avec plus ou moins de délicatesse, chaque individu se trouvant entre lui et son interlocuteur- et vint serrer la main amicale qu'on lui tendait avec le sourire. Ben était un jeune homme qui attirait l'attention, pour le meilleur comme pour le pire. Il mesurait environ un mètre quatre vingts, ses cheveux châtains mi-longs indomptables n'étaient jamais coiffés. Malgré un air réservé et presque fragile, il était en réalité plutôt bien bâti et adorait s'ouvrir à qui savait capter son intérêt -ce qui n'était pas chose facile-. Il était ce genre de personne qui vit au jour le jour, sans réellement se soucier de quoi sera fait son avenir.
"- Alors, la forme ? Viens j'te paye un coup !"
Typiquement le genre de question que Ben ne supportait pas. Quand bien même il n'aurait pas la forme, le résultat restait le même : le joyeux luron qui lui servait d'interlocuteur n'en avait absolument rien à cirer. Il n'avait rien, cependant, contre l'idée de ne pas avoir à payer son verre. Il était venu ici pour deux choses : voir Anaïs Grande -sa meilleure amie- et se morfondre dans l'alcool lorsque l'homme qu'elle lui avait préféré pour partager sa vie rappliquerait. Ben l'aperçut alors, au fond du bar, assise tranquillement sur le vieux canapé en lambeaux où ils avaient pris l'habitude de se retrouver lorsqu'ils n'allaient pas en cours à l'université. Il sourit devant ce tableau ; la beauté de la jeune femme faisait d'autant plus ressortir l'état pitoyable et la vétusté du canapé, qui semblait avoir vécu au moins sept vies dans un goulag avant de s'échouer ici par mégarde, au prix d'un rude et long voyage durant lequel il avait acquis de nombreuses séquelles. Elle, dégageait une aura si envoutante que le temps et l'espace étaient comme suspendus lorsque Ben se trouvait à ses côtés. Il ne voyait qu'elle, habillée d'une robe courte de tissu noir qui mettait sobrement ses formes en valeur, des mêmes collants qu'elle portait lorsqu'elle sortait en ville avec lui et d'un gilet qui ne lui suffisait jamais à lutter contre le froid puisqu'elle finissait toujours dans le pull que Ben lui offrait. Une fois bien au chaud, elle lui demandait alors s'il pouvait lui "rouler une clope" -ou il lui proposait-, et c'est en t-shirt -mais ravi- dans le froid canadien qu'il s'exécutait. Puis il roulait la sienne ; s'il mourrait d'un cancer, au moins serait-ce en bonne compagnie. Elle n'était certes pas parfaite, mais c'est ce qui la rendait si désirable aux yeux du jeune canadien. Elle le complétait, elle avait cette aura, ce petit quelque chose qui faisait d'elle le seul but qu'il s'était fixé et qu'il eut jamais espéré atteindre dans sa vie. Toujours assise sur son canapé, Ben en profita pour la dévisager un peu plus longuement. Son visage était fin et délicat. Ses cheveux noirs légèrement frisés tombaient en cascade jusqu'à ses épaules et même un peu au-delà, des reflets prune décidant ça et là d'étinceler au bout de mèches rebelles qui lui conféraient un air fougueux, très attirant contrairement à ce qu'elle en disait. Chacun de ses yeux, d'un marron obscur digne des plus alléchants chocolats de noël, était souligné par un trait de crayon noir, mettant ainsi en valeur ces magnificences avec une sobriété époustouflante.
Comme elle l'appelait, Ben s'extirpa de sa contemplation et entreprit de se frayer un chemin parmi les clients plus ou moins amochés du bar, toujours avec cette attitude nonchalante qui semblait être la sienne. Une fois à sa hauteur, elle se jeta à son cou et lui fit la bise, lui déclara à quel point elle était heureuse qu'il soit venu ; Ben lutta, comme d'habitude, pour ne pas céder à la tentation. Il mourrait d'envie de savoir quel goût avait ses lèvres, mais se retint d'esquisser un seul geste qui puisse trahir cette pensée. Surgit alors Michael Foe, sortant royalement des sanitaires, qui les interrompit dans leurs retrouvailles en tendant une main à Ben -qui la serra par obligation- et en le repoussant gentiment de l'autre. Le colosse mesurait près d'un mètre quarte vingt dix, la peau légèrement mate, était taillé comme un Adonis et avait des cheveux bruns coiffés en brosse. Si ce n'était son nez tordu, il avait tout d'une de ces statues d'athlètes que l'on peut voir dans les vieux musées d'Antiquité. Ajoutés à cela la bêtise d'un lave-linge sous tension et le charisme d'un furet asthmatique. Ah, si seulement il avait pu trébucher fatalement sur le carrelage graisseux de la pittoresque salle et mourir noyé dans son urine ! Ben s'assit, vidant son verre de téquila d'une traite avant même de s'être adossé au fameux canapé. Puis il balaya la table basse du regard et parut très satisfait : assez d'alcool ici pour tenir un siège au pôle nord durant vingt ans. Une demie douzaine de verres suffiraient certainement à lui faire supporter la présence du type fade et sans intérêt qui s'était assis entre lui et Anaïs, puis qui sait ? Peut-être irait-il se pendre de dépit ou d'affliction une fois que la fête serait finie. Un samedi soir ordinaire, somme toute. Eh bien non. Il en fut autrement. Premièrement, car il lui fallut onze verres pour supporter le type fade et sans intérêt. Deuxièmement, car ledit type avait fini vautré dans le canapé avec plus d'alcool que de sang dans son organisme. Ce qui, bien que tragique -ou pas-, avait permis à Anaïs de bondir sur Ben et de l'emmener danser dès qu'elle avait entendu leur chanson favorite passer dans le bar miteux. Au fil de la musique, les deux amis s'étaient rapprochés, leurs lèvres si proches qu'ils sentaient le souffle chaud de leurs respirations se diffuser sur leurs visages. Enlacés, ils avaient arrêté de danser, chacun luttant pour ne pas être le premier à céder à une tentation pourtant insurmontable. Il n'y eut pas de baiser. Ben s'y était habitué, même si cela lui déchirait le cœur à chaque fois. Il y eut cependant autre chose : comme pris d'une lucidité soudaine, le déchet qui s'était décomposé sur le canapé sentit que sa place était disputée. Furieux que "sa femme" puisse s'amuser avec autre que lui, il se leva, courut presque jusqu'à elle et lui tira sur le bras, la propulsant violemment contre la table basse. Quelques curieux contemplèrent la scène avec stupeur, tandis que la plupart des clients continuaient de vaquer à leurs occupations terrestres et que les amies d'Anaïs s'occupaient de la relever et de s'enquérir de son état. Le lion enragé se tourna alors vers Ben, ses yeux brûlant d'une haine que ce dernier considéra comme... pratiquement justifiée. Sans sommation, Foe lui décocha un direct du droit en plein visage, projetant le jeune homme à terre à son tour. Ce dernier, quelque peu sonné, s'appuya sur sa jambe droite pour se relever, du sang cascadant calmement mais sûrement de son nez et de sa lèvre inférieure. Anaïs s'interposa alors entre les deux hommes, plus proche de Ben, certainement par pitié pour son ami qui n'avait incontestablement aucune chance contre un adversaire de cette taille. Ben se releva, l'écarta délicatement sans prêter attention au regard implorant qu'elle lui lançait, essuya le sang de son visage d'un geste de l'avant bras, puis regarda son agresseur droit dans les yeux. Avec une rapidité et une force qu'il ne se soupçonnait même pas, il déboita le genou gauche du colosse d'un coup de talon, lui saisit le poignet et le fit basculer, le forçant à s'allonger au sol. Au-dessus de son ennemi incrédule, le poing prêt à frapper, Ben s'immobilisa. Ce type méritait mille fois de se faire casser la gueule, il le savait ; ne serait-ce que pour ce qu'il venait de faire à sa meilleure amie. Mais il considéra qu'il n'avait pas à en être le responsable. Il desserra le poing et se redressa, l'autre toujours au sol, sous le regard perplexe des clients de l'Enfer. Puis il se détourna, regarda le gérant, et se dirigea vers les portes entrouvertes. Il déposa deux billets sur le comptoir en chêne vieillissant :
"- Désolé pour le foutoir."
Ben laissa une traînée bordeaux sur la porte vitrée lorsqu'il la poussa, puis il se retourna une dernière fois vers Anaïs et plongea son regard bleu-gris dans le sien. Il y lu de la honte, du désespoir, mais aussi et pour la première fois si clairement... de l'amour. Un amour muet, partagé et pourtant contenu depuis si longtemps. Il crut qu'il allait s'effondrer. Il aurait tant voulu l'emmener avec lui, la prendre dans ses bras ; ils auraient dansé toute la nuit, sans se soucier de leurs problèmes. Une larme ruissela le long de la joue gauche de la belle brune et vint tomber sur le sol froid. Leurs vies étaient désormais à jamais liées. Au prix d'un effort terriblement douloureux, Ben cessa de la regarder et poussa la porte, des gouttes ruisselant de ses yeux jusqu'aux commissures de ses lèvres avant même qu'il ne se soit engagé dans les rues à présent pluvieuses de la cité noire.
Chapitre 2 - Officier sur le pont
Croiseur de l'UNSC Pain and Disgrace - 06:14
Quelque part dans l'espace
"- Debout ma biche !"
L'appel familier tira Ben de ses rêveries ; il émit un grognement guttural afin d'exprimer sa réticence et son mécontentement, se retourna dans sa couchette et décida d'épargner définitivement à ses oreilles toute intervention sonore malvenue. Tentative échouée. Une seconde voix s'invita dans sa tête :
"- Allez, grosse larve, on saute dans trente minutes ! Faut vérifier le matos !"
Nouvel appel désespéré au silence.
"- Oh, et le Commandant Wheatley te demande sur le pont..."
Oh. Pas bon, ça. La quiétude à laquelle le jeune soldat aspirait semblait être remise en question. Pire encore, la simple évocation de Wheatley avait suffit à écraser toute résistance de la part de ses paupières closes et ce patronyme ne lui évoquait aucune perspective réjouissante. Comme il ne se levait cependant toujours pas -état de choc et stupeur oblige-, la voix jugea bon d'apporter quelques précisions au sujet de cette entrevue matinale.
"- Un spartan qui aurait perdu son module de traduction."
Merde, merde et re-merde ! Cette fois, Ben n'avait d'autre option que celle de se lever. Il s'extirpa non sans mal du frêle morceau de tissu qui constituait sa couverture, se dirigea d'un pas lourdaud vers le lavabo suspendu au mur attenant et entreprit de s'hydrater le visage. Quand il leva la tête vers le miroir, il se dévisagea avec un mélange de dégoût et d'incompréhension, avec cette moue habituelle de l'homme qui n'a pas assez dormi et qui peine à appréhender la vision d'horreur que lui offre un cadre en verre ; c'était comme si un esprit sadique et moqueur avait élu domicile dans le miroir et s'amusait à lui montrer un double de lui-même à l'état de déchet. Les cheveux du jeune homme étaient toujours aussi abstraits et n'avaient visiblement pas l'envie ni le besoin de s'ordonner, comme toute coiffure le devrait afin de respecter la mode militaire. Soupir de résignation.
"- Okay les gars, je vous rejoins.", lâcha Ben en se passant la main dans les cheveux. Sourires complices depuis le seuil de la porte, puis regard inquiet de la part du coéquipier de droite.
"- T'en fais pas, Alan, je tairais ta complicité.
- Hé, j'ai fais que mon taff, Ben. J'suis pas responsable de la provenance du matériel que tu m'as demandé d'ajouter à ton casque, et encore moins responsable du fait que tu vas te faire engueuler. Je n'ai fais qu'adapter le traducteur à ton interface, c'est pas moi qui...
- Tu parles trop. T'inquiètes, j'te dis, ça ira. Bon, elles sont où mes pompes, bordel ?"
La rapide recherche des chaussures n'ayant abouti à rien, Ben décida que la promptitude valait mieux que d'être présentable. Il partait déjà dans l'optique de se faire lapider verbalement, autant ne pas arriver en retard à l'exécution. Ce serait mal vu. Et puis, il n'avait ni le temps ni l'envie d'arborer les apparats mortuaires nécessaires à sa condamnation. Le couloir de la mort s'offrait à lui ; il s'y engouffra d'un pas joyeux après une tape amicale sur l'épaule de ses camarades.
"- Ça sent le sapin !", lui lança Bradley avant qu'il n'atteigne le détour du couloir.
Ben se contenta de lever son majeur droit ostensiblement dans sa direction, avant de tourner sur sa gauche. Ha, ces deux-là, ils étaient tout ce que l'armée avait fait de meilleur -ou de pire, suivant le regard hiérarchique qu'on leur accordait-. Ben ne pouvait envisager avoir d'autres compagnons que ces deux saltimbanques à ses côtés.
En parcourant le dédale de couloirs qui le séparait du pont d'observation du Pain and Disgrace, Ben repensa à ce qui l'avait conduit à s'engager dans le corps d'armée des ODST. Il avait horreur de la rigueur et des contraintes imposées par le système militaire. Tout ça lui semblait aux antipodes de sa personnalité et de sa philosophie. En fait, il était réticent à toute forme d'autorité. Se lever à "0600 heures". Rien que cela sonnait à ses oreilles comme un doux barbarisme. Il n'y a que vingt-quatre heures dans une journée, bordel ! Comment en était-il arrivé là ? Lui qui, dans sa folle jeunesse, avait l'habitude de se lever juste à temps pour le déjeuner ! Pour commencer, il s'était engagé dans la police d'Ottawa. Il avait quoi ? Dix-huit ans ? Approximativement, oui. Ce salaud de Michael Foe l'y avait contraint en décidant de mal tourner -enfin, d'encore plus mal tourner- et de se hisser à la tête d'un gang de trafiquants d'armes et de stupéfiants ; il était devenu un danger pour Anaïs, qui l'avait très intelligemment laissé tomber quelques mois plus tôt. Rackett, intimidation, puis menaces de mort. Ben avait décidé d'agir. En quelques mois, il avait débusqué la planque des trafiquants, y avait mené un raid avec les forces spéciales d'intervention et avait ainsi contribué au démantèlement de l'organisation criminelle. Quinze ans de taule minimum pour chacun des trafiquants. De quoi écarter la menace Foe pendant quelques temps. Promu, décoré, inscrit à l'encre indélébile dans les fichiers du QG et dossier transmis d'office aux services de recrutement de l'UNSC. Décidément, on recrutait vraiment n'importe qui en temps de guerre... Après une année sympathique mouvementée durant laquelle Ben fut chargé de traquer des "rebelles" en tant que soldat de l'UNSC et où son caractère "instable" lui valut quelques séjours en cours martiale (rixes, insubordination, décisions stratégiques "discutables" sur le terrain, rapports "douteux" avec les insurgés, ce genre de banalités), l'armée jugea bon de mettre fin à son CDD. Puis, la menace Covenant surgit de nulle part et devint si rapidement omniprésente que l'UNSC décida de réintégrer chaque homme capable de tenir une arme pour participer à l'effort de guerre. Ben Malaussène, lui, se porta volontaire (l'amour vous fait faire de ces conneries...). Le Commandement délibéra un certain temps sur son cas avant de prononcer sa décision : malgré ses états de services exemplaires -qualités de leader indéniables, réflexions stratégiques étonnantes, taux de réussite en mission impeccables, efficacité au combat à ne pas négliger-, demeurait le problème de son casier... conséquent. Après réflexion, on décida de l'intégrer aux ODST. Ce corps d'armée conviendrait parfaitement à "un individu de sa trempe".
Le synopsis de sa vie intérieurement ressassé, Ben remarqua pour la première fois que le trajet le séparant du pont d'observation était relativement long. Ses chaussettes martelant en silence les couloirs agités du cuirassé, il dut se trouver une autre occupation pour passer le temps ; il se laissa ainsi aller à la contemplation de l'architecture du vaisseau et des fourmis qui s'agitaient en son sein. Il s'engagea sur une passerelle vitrée offrant une vision panoramique sur le vide spatial ; c'était comme marcher au beau milieu de l'espace. Les deux murs et le plafond transparents laissaient entrevoir la chaleur ambrée des étoiles, qui mouchetaient l'immensité obscure de la mer spatiale. Ici et là dansaient des sortes de volutes de flammes violettes ou pourpres (cela devait être des poches de gaz ou des réactions chimiques quelconques, Ben n'en savait rien et n'en avait en fait pas grand chose à faire) qui ressemblaient à des aurores boréales et qui ajoutaient aux tableaux épars une dimension étrange, les soudures des vitres tenant lieu de cadres à cette œuvre naturelle démesurée. Ben se sentit tout à coup ridiculement minuscule. Le sol en acier froid semblait avoir était poli depuis peu et... Merde !
"- Mais merde ! Regardez où vous marchez, imbécile !"
La voix rauque de l'homme d'entretien, ajouté à la froideur de l'eau glaciale qui s'était déversée de son seau jusque sur les pieds à présent trempés du jeune soldat, tira Ben de sa contemplation. C'était comme si on lui avait jeté un seau d'eau froide à... Oui, c'était concrètement cet effet là. Sauf que c'était lui qui avait foncé dans le seau. Ramassant rapidement le récipient du pauvre homme outré avant que plus de liquide ne se répande dans le corridor et provoque ainsi un désastre de plus à ajouter à son dossier, Ben entreprit de s'excuser platement avec la candeur d'un enfant maladroit sermonné par son paternel :
"- Pardon, pardon, désolé, excusez-moi !"
Sa dignité s'était noyée dans la mer agitée qui continuait de s'étendre sur la passerelle. Le vieillard marmonna dans sa barbe tandis que Ben décidait de fuir lâchement par le couloir de droite avant de provoquer un autre tsunami. Il passa devant une infirmerie où s'entassaient des chariots remplis de bandages, kits de premiers soins et autres médicaments en tous genres. Mignonne, l'infirmière, quoiqu'il ne fût pas particulièrement attiré par les blondes. La simple vision d'Anaïs lors de ses rêveries nocturnes suffisait largement à son bonheur. Il continua de marcher environ deux minutes, puis un panonceau au-dessus d'une porte massive attira son attention : "PONT D'OBSERVATION A". Nous y voilà ! Inspiration. Expiration. Le jeune homme s'élança et passa le pas de la porte, esquiva aussitôt un officier visiblement pressé, évitant ainsi un autre incident diplomatique, et aperçut la forme distinctive du commandant Wheatley qui se découpait devant l'immense vitre principale. Les jambes un peu écartées, les mains serrées dans le dos -pas bon, ça !- et droit comme un "i". La cinquantaine, cheveux grisonnants coupés avec soins, rasé de près ; Theodor Thibaut Wheatley respirait la droiture et l'autorité propre aux vétérans. Il avait certainement vu et vécu plus de batailles qu'aucun homme sur ce bâtiment ne pouvait le prétendre, ses cicatrices suffisaient à le prouver. Malgré cet aspect relativement froid, Ben se plaisait à le voir comme le père strict mais compréhensif des centaines de soldats qui parcouraient la fourmilière volante. La plupart du temps, compréhensif... Il s'éclaircit la gorge et se mit au garde à vous.
"- Malaussène au rapport, chef."
Le quinquagénaire tiqua. Il fit craquer ses cervicales et accentua la pression de ses mains sur ses phalanges rougeoyantes, avant de se tourner avec une lenteur accusatrice vers le jeune soldat, qui manqua de perdre toute consistance. Pas bon, définitivement pas bon ! Son supérieur le jaugea de la tête aux pieds, revint croiser son regard et laissa dramatiquement planer un silence pendant une bonne dizaine de secondes. Lorsqu'il ouvrit la bouche, sa voix de basse résonna dans la salle et tonna dans les oreilles de Ben :
"- C'est commandant, Malaussène."
Un - zéro. L'autorité à l'état brut.
"- Oui, commandant. Pardon, commandant.
- Repos."
Ben se laissa retomber mollement, comme si toute la pression du monde avait décidé de se hisser sur ses épaules. "Ça sent le sapin !". Ta gueule, Brad.
"- Auriez-vous perdu vos chaussures en même temps que vos esprits, Malaussène ?"
Chausses, esprits et dignité. Il faudra penser à passer aux objets trouvés, aujourd'hui.
"- Négatif, chef. Commandant. Vous sembliez pressé alors j'ai jugé que la rapidité était préférable."
L'épée de Damoclès dansait à présent la polka au-dessus de la tête du jeune homme déconfit. Soupir ennuyé du Commandant. Il secoua sa tête de gauche à droite, comme pour dire "Mais qu'est-ce que je vais faire d'un cas pareil ?".
"- Mais qu'est-ce que je vais faire de vous, Malaussène..."
Quatre répliques, trois fois achevées par un "Malaussène" lourd de sens. Vraiment pas bon ! Allez mon grand, cessons de tourner autour du pot et parlons d' homme à homme !
"- Vous vouliez me voir au sujet de..., commença timidement Ben.
- Avec un casier comme le votre, vous n'avez vraiment rien d'autre à faire que de subtiliser du matériel spartan ? Vous êtes un homme intelligent, Malaussène, du moins je le pensais. D'autres que vous auraient passé le restant de leurs jours en prison pour moins que ça.
Ah ! Une perche ! Retiens-toi, Ben, retiens-toi !
"- Mais je ne suis pas un de ces hommes, n'est-ce pas ? Vous savez comme moi que je vous suis indispensable."
Échec. Impossible de résister. De la stupeur naquit sur le visage du vétéran, avant que sa peau ne se torde pour laisser place à une grande affliction. Mais, chose surprenante, cette gymnastique faciale s'acheva sur une esquisse de sourire. Les lèvres desséchées du viel homme -Ben y aurait mis sa main à couper- s'étaient soulevées l'espace d'au moins une demie seconde.
"- Fiston...", commença-t-il.
Confère "le père strict mais compréhensif ".
"- ... vous savez que je vous apprécie, et cela malgré votre parcours... sinueux."
Oui, sinueux est le mot.
"- Et c'est pour cela que je me dois de vous engueuler encore une fois. Je vous préviens, Malaussène, j'ai toléré beaucoup de vos écarts de conduite. Mais mon influence est limitée. Par chance, le spartan a pu recevoir un nouveau module de traduction humano-covenant. Mais cela ne vous met pas hors de danger pour autant. J'ai pris votre défense une dernière fois, soldat. Je ne pourrais plus vous éviter la taule, à l'avenir. Vous avez atteint un point de non-retour, Malaussène, aussi je vous conseille de vous tenir à carreaux à partir d'aujourd'hui. Est-ce bien clair ?
- Oui, monsieur.
- Bien. Qu'avez-vous fait de ce matériel ?
- Pas vu, pas pris, chef. Commandant.
- Je vois. J'en toucherais deux mots à Browning."
Merde, démasqué. Bon, tan pis pour Alan. Dommage collatéral. Perte acceptable.
"- C'est tout, Malaussène. Rompez.
- Oui, commandant !"
Ben tournait sur lui même afin de rapidement rebrousser chemin lorsque Wheatley l'interpela :
"- Et, Malaussène ?
- Oui commandant ?
- Trouvez des chaussures, je vous prie.
- A vos ordres."
Fuir. Ben sortit de la salle avec autant d'empressement que l'officier qu'il avait croisé lorsqu'il était entré et disparut au détour d'un couloir. En chemin, il croisa pour la deuxième fois le regard noir et méprisant de l'officier d'entretien qui, cette fois, tint son seau bien à l'écart des pieds maladroits du jeune canadien. Ce dernier prit l’ascenseur qui le conduirait à l'armurerie pour y retrouver son escouade au complet. Une fois arrivé à destination, les portes s'ouvrirent et il entreprit une longue et nouvelle traversée de couloirs en espérant ne pas créer d'autre incident, sifflotant un air de Noir Désir, un groupe français (du vingtième ou vingt-et-unième siècle) fort sympathique qu'Anaïs lui avait fait découvrir il y a de cela quelques années.
Une belle journée en perspective.
Chapitre 3 - Plus dure sera la chute
Croiseur de l'UNSC Pain and Disgrace - 06:30
Quelque part dans l'espace
"- Attrape !"
A peine entré dans l'armurerie, les réflexes de Ben étaient déjà mis à l'épreuve. Il rattrapa sans peine la paire de chaussures que son supérieur lui avait lancée et alla s'installer aux côtés d'Alan, qui avait gentiment préparé son matériel pendant qu'il s'entretenait avec Wheatley.
"- T'as foutu quoi, cette fois, Malaussène ?
- Va te faire foutre, Di Caprio."
Ben ne portait pas Leonard Jenkins dans son cœur, bien au contraire. Il se demandait toujours comment cette larve docile et embrigadée avait fait pour obtenir le commandement de son escouade. Il semblait que la capacité d'un soldat à fermer sa gueule prévalait sur ses capacités de réflexion. Jenkins était un impulsif doublé d'un imbécile. Sa stupidité n'avait d'égale que sa médiocrité. Mais les voix hiérarchiques sont impénétrables et Ben devait obéir à son lieutenant.
"- Magne ton cul, lâcha ce dernier, si tu passais moins de temps à t'astiquer le manche et que tu apprenais à rester à ta place ça me ferait des vacances. Briefing dans douze minutes."
Ben n'avait aucune idée de l'origine de cette haine qu'avait Jenkins envers lui. Certes, il lui était arrivé d'être insubordonné, il ne mâchait pas ses mots et était toujours franc, et il l'ouvrait peut-être un peu trop par moments ; mais Ben ne se souvenait pas avoir jamais attaqué monsieur Leonardo personnellement. Il se disait qu'il avait été désigné bouc-émissaire arbitrairement, qu'Alan et Brad auraient tout aussi bien pu se trouver dans sa situation. A vrai dire, Ben se souciait peu de savoir pourquoi Jenkins lui en voulait tant ; ce dernier n'avait aucun respect pour lui et c'était réciproque.
Après avoir rapidement enfilé ses chaussures, Ben se tourna vers Alan. Le jeune homme était à peine plus jeune que lui, il avait tout de ces rats de laboratoire qui bossent à l'ONI mais le charisme et l'efficacité combattive en plus. Il venait tout droit d'Australie, où il avait apparemment rencontré une certaine Emily. Ben appréciait sa répartie et son tempérament instable ; aussi, il n'était pas rare qu'ils s'organisent de petites joutes verbales pour passer le temps. Assis dans son coin, comme d'habitude avant chaque mission, Bradley York remontait son fusil de sniper et s'assurait de sa précision en jetant un dernier coup d’œil dans la lunette. Il était sans doute le plus fin tireur de l'escouade, polyvalent, ce qui lui permettait de se tirer avec brio de tous types de situations sur le champ de bataille. Approximativement du même âge qu'Alan Kingsley, il était cependant bien plus silencieux. Bradley se contentait de parler quand il lui semblait que ça valait le coup, mais lorsqu'il ouvrait la bouche, tout le monde l'écoutait et derrière sa timidité apparente on découvrait alors un personnage drôle et empreint de cynisme.
"- Alors, cette petite entrevue ?, demanda Alan.
- Hum, à ce sujet...
- Merde, Ben, tu fais chier.
- Il a deviné tout seul, Alan, désolé mais j'y suis pour rien cette fois."
Le jeune australien haussa les épaules et marmonna quelque chose d'inaudible. Ben ramassa son fusil de combat fétiche et entreprit de le nettoyer de fond en comble. Il n'était absolument pas croyant, ni superstitieux, mais ce BR ne l'avait pas quitté depuis qu'il s'était enrolé. Il l'avait personnalisé, tout comme ses deux compagnons avaient personnalisé leurs armes. En fait, c'était Anaïs qui s'était chargé de graver son nom sur le côté gauche du fusil, juste sous la lunette. Elle avait ajouté un phallus sur la crosse et avait déclaré : "Comme ça, tu penseras toujours à moi !", avec ce sourire complice qui semblait lui être réservé. C'était tout Anaïs, ça. Sur le DMR d'Alan, on pouvait lire un "Problem?", tandis que Brad s'était contenté d'un "Boom, headshot !" plus passe-partout, le tout agrémenté du compte de ses victimes qui s'étendait le long des deux côtés du sniper, à tel point que Ben pensa qu'il n'aurait bientôt plus de place pour ajouter une simple barre de plus. Bien sûr, Jenkins les avait réprimandé à ce sujet, déclarant que le matériel devait être entretenu et non sabordé. Bref, la rengaine habituelle. La seule portion de l'armure noir mat de Ben qui semblait avoir été épargnée était la visière de son casque. Celle-ci était encore plus sombre que le reste de son uniforme, conférant ainsi à son armure un air froid et quasi malsain. Ben raffolait de l'aura qui se dégageait des soldats ODST, sorte de héros en armure, anonymes, qui redonnaient foi aux plus vaillants combattants lors de leur arrivée sur le champ de bataille.
"- Tu m'as toujours pas dit à quel spartan t'as volé ce module de traduction, chuchota Alan.
- C'est vraiment important ?
- Bien sûr que ça l'est, renchérit Bradley en lui tapant sur l'épaule -Ben n'avait jamais compris l'intérêt de ce geste- tandis qu'il s'était rapproché pour profiter de la conversation.
Jenkins les regardait d'un oeil noir, adossé au mur, les bras croisés. Ben se retourna vers Alan et Bradley, qui le regardaient avec des yeux brillants, comme deux gamins à qui on raconterait une histoire de dinosaures.
"- Casier 117."
Les yeux s'écarquillèrent, mélange d'inquiétude, de surprise et d'excitation.
"- Bordel, Ben, là t'as fait fort !
- Je suis Brad sur ce coup là, Ben, t'es vraiment un putain de salaud !"
Ben haussa les épaules et les trois amis rirent de plus belle.
Quelques minutes plus tard, chacun réunissant son matériel et se dirigeant vers les soutes pour rejoindre leurs modules, Jenkins les briefa à nouveau sur leur objectif :
"- Bon les gars, n'oubliez pas. On nous envoie pour enquêter sur la mort de dix-sept de nos hommes dans une station rebelle. Je veux que vous soyez vifs, précis et silencieux. Soigneux, surtout. Inutile de tirer sur tout ce qui bouge, ce qui nous intéresse, c'est négocier le rapatriement des corps et escorter les éventuels survivants.
- Conneries, lâcha Bradley, c'est pas quelques insurgés mal organisés qui ont pu venir à bout de dix-sept soldats de l'UNSC.
Jenkins allait répondre mais Alan ne lui en laissa pas le temps :
- Ouais, Brad a raison, c'est n'importe quoi de nous envoyer là-bas.
- Depuis quand est-ce qu'on déploie les ODST pour s'occuper de ce genre de cas ?, ajouta Ben.
- Qu'on le veuille ou non, ce sont les ordres.
- On le sait bien ça, continua Bradley, mais on a d'autres chats à fouetter. Pourquoi nous envoyer ici pendant que d'autres meurent en luttant contre les Covenants à à peine cinq-cent bornes ? (Oui, c'était un grand sentimental, le Brad. Dévoué et altruiste.).
- Le Commandement ne nous aurait pas confié cette mission si elle n'était pas capitale. Je partage votre avis sur le fait que quelque chose de louche se trame, mais on ne nous a pas sollicité pour qu'on se pose des questions. Maintenant, fermez-la. Et considérez ça comme un ordre."
Bradley se contenta d'un haussement d'épaules rageur, écarta Jenkins du chemin et s’engouffra brusquement dans son module :
"- On se revoit en Enfer."
La porte se verrouilla sur lui, puis chacun pris place dans son module. Ben détestait ces choses. La fiabilité d'une cabine téléphonique qu'on lâcherait depuis l'espace, en moins confortable. On racontait beaucoup d'histoires au sujet des ODST, entre autres leur manière de "sauter en Enfer les pieds devant" ; en traversant l'atmosphère, les modules monoplaces des ODST prenaient rapidement feu -c'est d'ailleurs ainsi que périt nombre d'entre eux- et la température devenait quasi insupportable. Cela ajouté à la vitesse inouïe à laquelle ces boîtes de conserve chutaient et à leur résistance relative -voire discutable-, il y avait de quoi se poser des questions sur la santé mentale des hommes qui s'engageaient volontairement dans le corps des ODST. Ben s'imaginait que certains avaient simplement l'intention de mourir ; que d'autres, jugés trop "instables", avaient été affectés sans plus de considération -c'était son cas- et que d'autres encore étaient simplement de bons soldats, prêts à tout pour protéger leur patrie. Ben aimait la Terre, bien sûr, mais pas au point de rôtir, d'exploser ou encore de finir compressé par les parois de son module pour elle. A chaque saut, son cœur finissait par s'emballer et à battre anormalement vite ; il fermait alors les yeux, s'imaginait sur Terre avec Anaïs -qui était elle-même cardiaque- et trouvait ainsi assez de force pour survivre à un atterrissage souvent... abrupt.
Les modules tournèrent à quatre-vingt-dix degré, un sas s'ouvrit au-dessous de chacun d'eux et un bras mécanique les fit descendre lentement vers le vide spatial. L'écran central de la console s'alluma et afficha une miniature des compagnons du jeune canadien.
"- Bon, les filles, on y est.
- Bonne chance tout l'monde, lâcha Bradley.
- Ta gueule ?
- Alan, rappelle-moi de te coller une rouste une fois en bas.
- Comptes sur moi, Brad !"
Leonard Jenkins continua, imperturbable :
"- Largage dans trois, deux, un..."
Les bras mécaniques relâchèrent leur emprise sur les quatre modules, qui commencèrent alors à chuter. Lorsque leur vitesse de croisière atteignit une rapidité démesurée, ils accélérèrent encore.
"- Un peu de musique ?, proposa Ben.
- Ouais !
- Non, Malaussène, comm..."
Ben n'attendit pas l'approbation de Jenkins pour diffuser sa musique via les systèmes COM de tous les modules, assez fort pour qu'il n'ait plus à entendre la voix rauque et agressive de son supérieur. C'était là le seul moment de la "descente" qu'il parvenait à apprécier. La voix si particulière de Serj Tankian résonnait au travers des systèmes COM des capsules ; When angels diserve to die. Malheureusement, ce petit plaisir fut de courte durée : une fois l'atmosphère de la planète traversée, le module de Jenkins commença à prendre feu et à tourner dangereusement sur lui-même à cause des poches d'air et des vents latéraux. La musique toujours aussi forte, personne ne s'en rendit compte. Jenkins chutait rapidement et aléatoirement, son module s'effritait au fur et à mesure qu'ils approchaient du sol ; il déploya ses volets pour ralentir et se trouva propulsé droit vers le module de Ben.
"- Maulaussène ! Correction de trajectoire !"
Ben n'entendait ni ne voyait rien.
"- Malaussène ! MALAUSSENE !"
Alan comprit ce qu'il se passait et parvint à couper la musique.
"- Putain, Ben, vire !"
Ben ne put réagir à temps ; le module décharné de Jenkins percuta le sien de plein fouet, fut déchiré en deux et continua sa route vers une jungle voisine, tandis que celui de Ben le suivait à la trace en décrivant des cercles fumants dans le ciel. On eût dit un météore ; instable, rapide, meurtrier. Les arbres furent littéralement déchirés sur place par l'inertie des modules, les branches cédaient et dansaient au-dessus des faîtes et le feu jaillissait et se répandait en une formidable traînée ardente. Puis, le choc.
Puis rien.
Lorsque Ben recouvrit ses esprits, il était étendu, comateux, la jambe droite dans ce qu'il restait de son module et le corps en étoile, le yeux levés vers le ciel. Il releva la tête en grognant, fit craquer son cou et évalua les dégâts ; son équipement avait été épargné et il sentait à peu près tous ses membres. Bien. Il se releva non sans peine et enleva son... Non, son casque avait roulé dix mètres en contrebas. Il s'ébouriffa la crinière et descendit la butte une fois son matériel récupéré. Il remit son casque sans plus de considération pour son état -il en avait vu d'autres, le bougre- et remarqua la traînée de fumée qu'avait laissé le module de Jenkins avant de s'écraser. Il courut sous le fil d’Ariane jusqu'à trouver les décombres du module de son supérieur. Pas bon. La capsule avait certainement explosé avant de toucher le sol, comme en témoignaient les divers morceaux de métal plus ou moins carbonisés qui jonchaient le sol sur un périmètre d'une centaine de mètres. Ben retrouva Jenkins non loin du siège encore intact -ce qui, trouva-t-il, était suffisamment remarquable pour être mentionné- de la cabine. On ne pouvait pas en dire autant de Jenkins. La partie supérieure du soldat était suspendue par ses organes gastriques à la branche frétillante d'un arbre déraciné. L'odeur des boyaux calcinés n'était pas des plus raffinées, pas plus que le spectacle qu'ils offraient.
"- Et merde..."
Ben se sentit soudain accablé. Pas pour son ex-lieutenant qui avait fini en steak tartare ; étrangement, il ne ressentait aucune compassion pour cet homme -ou ces restes d'homme-, stoppé net dans son élan vital par les lois de la gravité et une branche mal placée. Cependant, ce dernier avait clairement trouvé la mort par sa faute, puisque l'usage des systèmes COM -Ben se souvint l'avoir lu quelque part- était strictement réservé à un usage militaire ; et ça, c'était signe de gros emmerdements avenirs. Wheatley le lui avait spécifié à peine trente minutes plus tôt : il ne pourrait rien pour lui au prochain écart de conduite. Pour un écart de conduite, c'était un putain d'écart de conduite ! Homicide involontaire, au moins ! Avec son casier, c'était au mieux l'internement à vie, au pire la peine de mort. Ben fut pris de nausée rien que d'y penser. Il s'assit sur une bûche et aperçut la deuxième moitié du corps de Jenkins dans des buissons. Il soupira longuement.
"- Bordel de dieu, Ben, tu t'es foutu dans une sacrée merde..."
Chapitre 4 - De Charybde en Scylla
Surface de Polis - 07:40
Zone de conflit humano-covenant, système Pandore
"- Ben ? Ben, répond ! Tu me reçois ? Ben !"
La voix grésillante d'Alan qui filtrait à travers la COM tira Ben de ses pensées.
"- J'te reçois, Alan.
- Putain, Ben, tu fais chier ! Cette fois j'ai vraiment cru qu'on avait réussi à se débarrasser de toi !
- Content de t’entendre aussi, Alan. Brad est avec toi ?
- Ouais, on s'est posé sans encombres. Ton transpondeur est HS ? J'arrive pas à te localiser. T'es avec Jenkins ?"
Ben jeta un regard évasif au cadavre de son supérieur.
"- A moitié. Écoute, Alan, j'suis vraiment dans la merde, là.
- J'te reçois mal, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Jenkins est mort.
- Oh..."
Un malaise immédiat s'installa, suivi d'un long silence entrecoupé par les grésillements de la radio.
"- Ben, dis moi où t'es, qu'on se rejoigne. On s'occupera de ça plus tard.
- Je suis à deux bornes, je vous rejoins.
- Okay. Et, Ben ?
- ...
- T'en fais pas, ça ira. L'important pour le moment c'est de finir ce qu'on a commencé. La mission passe avant tout.
- Ouais..."
La liaison COM rompue, Ben se leva de la bûche cramoisie, jeta un dernier regard à Jenkins et soupira. Il s'approcha du corps et entreprit d'y récupérer des munitions ainsi que les plaques de son lieutenant. Il mit son BR en bandoulière dans son dos, ajusta son gant, vérifia les coordonnées sur sa montre et s'engouffra d'un pas décidé dans la forêt dense pour rejoindre ses compagnons.
Pendant sa traversée, Ben ne put s'empêcher de ressasser intérieurement ce qui venait de se passer. Il eut une pensée pour la potentielle famille que Jenkins laissait derrière lui -si tant est qu'il ait eu une famille- et s'il n'avait éprouvé aucune compassion pour son lieutenant quelques minutes plus tôt, il fut vite rattrapé par des remords. Ben était responsable de ce qui était arrivé à son supérieur. Il l'avait tué, et même si c'était sans le vouloir, cela ne changeait rien à sa culpabilité. Jenkins était mort par sa faute. Ben rangea les plaques de son ex-lieutenant dans une des nombreuses sacoches qu'il portait à son ceinturon et accéléra encore le pas. Les feuilles immenses des arbres noueux qui poussaient dans la jungle effleuraient la peau de ses doigts à mesure qu'il les repoussait ; le soleil, qui s'était à peine levé, filtrait au travers des feuillages et ses rayons flirtaient avec l'armure du jeune canadien, laissant ruisseler sur le noir mat et usé des traits luminescents qui suivaient gracieusement les courbes de son casque. L'atmosphère était lourde et humide, les bottes de Ben récoltaient la rosée matinale sur l'herbe grasse à chaque pas qu'il faisait et la jungle était animée par un fond sonore où se mêlaient les crissement de troncs d'arbres, le bruit du vent qui s'infiltrait entre les feuilles et les faisait danser et le chant monotone d'un oiseau en quête de nourriture. Agile et vif, Ben se déplaçait sans bruit et avec une rapidité convenable. Cependant, cet environnement morne et la quiétude ambiante ne lui plaisaient guère. Il n'arrêtait pas de penser à Jenkins, à Wheatley, à Anaïs et à ses compagnons. Au moment même où il voyait le visage de Wheatley se dessiner sur la toile de ses pensées, un contact COM privé fut établi entre lui et le Pain and Disgrace :
"- Ben Malaussène, ici Contrôle Foxtrot 1-3, vous me recevez ? Ben Malaussène, communication urgente en provenance du croiseur de l'UNSC Pain and Disgrace, vous me recevez ?
- J'vous reçois cinq sur cinq, Contrôle, à vous.
- Par arrêté du Haut Commandement et sous les ordres du commandant Theodor Wheatley, je suis au regret de vous annoncer que vous êtes en état d'arrestation pour le meurtre de Leonard Jenkins. Vous avez trois heures pour vous rendre aux coordonnées envoyées afin que nous vous rapatriions à bord. Ce délai dépassé, vous serez considéré comme déserteur et criminel et nous serons contraints d'utiliser la force."
Ben n'en revenait pas. Il avait espéré que le Commandement n'ait eu vent de l'accident bien plus tard, voire jamais. Wheatley... Ben ne comprenait pas. Tout se bousculait dans sa tête ; des tonnes d'informations, de souvenirs et d'inquiétudes fourmillaient aléatoirement, se croisant, se dispersant, l'empêchant de réfléchir de manière claire et posée. L'épée de Damoclès qui pendait dangereusement au-dessus de sa tête semblait maintenant définitivement plantée jusqu'à la garde dans son crâne. Devait-il se rendre ? Qu'adviendrait-il de lui ? De ses amis ? D'Anaïs ? Que faire ? Ben avait toujours craint ce jour ; il savait qu'il arriverait mais il était loin d'être prêt à l'appréhender. S'il se rendait, il serait enfermé jusqu'à la fin de la guerre -c'est à dire à jamais-, oublié, ou pire : on l'exécuterait. L'instinct de survie de Ben prit le dessus : il avait beaucoup plus à gagner à prendre la fuite. La reddition ne lui proposait que peu de perspectives réjouissantes.
"- Reçu, Contrôle. Vous pouvez me passer le commandant Wheatley, s'il vous plaît ?
- Euh... Affirmatif. Je vous passe le commandant. Contrôle, terminé."
Ben attendit quelques secondes, puis la voix rauque de Wheatley se fit entendre dans la COM :
"- Malaussène...
- Négatif, commandant, je ne reviens pas.
- Je m'en doutais. J'ai fait tout ce que j'ai pu, Malaussène, croyez-moi. Mais je ne peux pas me permettre de cautionner le meurtre, même involontaire, de votre supérieur.
- Je sais, monsieur, et je vous remercie pour vos efforts. Je ne vous demande pas de livrer votre tête au billot pour moi, mais je ne compte pas leur livrer la mienne pour autant.
- Si vous désertez...
- Je sais. Monsieur, j'ai trop de projets à mener à bien pour mourir maintenant. Et vous savez mieux que personne que je n'apprécie que peu le confort qu'offrent les cellules du Pain'. Aussi, je vous demanderais un dernier service.
- Malaussène...
- Je suis bien conscient d'abuser, monsieur, mais il me faudrait un warthog. Faites ça pour moi et je vous promets que je ne vous demanderez plus jamais rien.
- ...
- Commandant ?
- Je verrais ce que je peux faire. Wheatley, terminé."
Ben coupa la liaison COM. Il lui fallut encore une bonne vingtaine de minutes pour rejoindre ses compagnons devant l'avant-poste dans lequel ils avaient pour mission d'enquêter, la forêt devenant de plus en plus impraticable jusqu'à une centaine de mètres de l'entrée de la base. Cette dernière se dressait au beau milieu d'un chemin de terre assez large pour servir de route, qui semblait continuer vers le sud à perte de vue. En suivant la route, pensa Ben, il tomberait certainement sur une ville. De là, il tacherait de trouver de quoi foutre le camp de Polis et retourner sur Terre, pour y commencer une nouvelle vie. Enfin, encore fallait-il qu'il prévienne ses camarades et que Wheatley parvienne à lui procurer un moyen de transport. Il aperçut Alan de l'autre côté de la route, dissimulé derrière un large tronc.
"- Alan, je vois ton cul qui dépasse.
- Merde !"
Bradley sauta de la branche sur laquelle il s'était assis pour profiter de la scène et les trois amis entreprirent de se rejoindre devant l'entrée principale de la base.
"- Bon !, commença Alan, On entre, on fait les présentations, et on sort !
- Hum, les gars. J'ai à vous parler."
Ben s'attira deux regards soucieux. Aussi, il déballa d'une traite tout ce qu'il avait à dire et raconta en n'oubliant aucun détail tout ce qui s'était passé depuis leur dernière conversation. Quand il eut fini, ses deux compagnons se regardèrent et Bradley s'assit en tailleurs à même le sol. Alan, qui avait enlevé son casque, se prit la tête dans les mains et les fit glisser sur son visage en poussant un soupir sonore.
"- Putain..."
Ben ne pouvait qu'acquiescer. En fait, c'est exactement ce à quoi il avait pensé sur le moment.
"- Je ne vous demande pas de me suivre. Je vous demande juste de ne pas me flinguer.
- Comme si on en avait l'intention !, lança Bradley.
- On n'a pas vraiment le choix, Ben. Te livrer à Wheatley ça serait pas bon pour mon karma. Et puis, vu qu'on ne compte pas le faire on devient automatiquement tes complices. Donc...
- Donc on vient avec toi, conclut Bradley.
- Vous êtes conscients que si vous me suivez, vous serez considérés comme des déserteurs ?"
Les deux amis hochèrent la tête simultanément.
"- A la vie, à la mort, hein ?
- A la vie, à la mort !"
Soudain, la COM grésilla. Ben et ses compagnons entendirent d'abord un murmure quasi inaudible, entrecoupé, lointain, puis le signal s'éclaircit et ils purent distinguer la voix d'un jeune homme visiblement très heureux :
"- Enfin, bordel ! Ça fait des heures que j'essaie de vous contacter ! Z'êtes les ODST venus en renforts, hein ? J'ai vu une capsule exploser depuis la fenêtre du hall, c'est ballot pour vot' pote, mais bon, maintenant que vous êtes là... Vous m'recevez ?"
Les trois compagnons échangèrent des regards incrédules pendant cinq longues secondes avant que Ben n'ait enfin la bonne idée de répondre.
"- Hum, affirmatif. Vous êtes un survivant de l'unité Beaver ?
- Tout juste ! Je suis enfermé dans le hall de la base, je sais pas comment mais les fusibles ont du griller et j'me suis retrouvé pris au piège. Les portes sont blindées et le panneau de commande est foutu de mon côté. Vous pouvez m'ouvrir depuis le couloir ouest, j'pense.
- Okay, okay, on va voir ce qu'on peut faire.
- Merci les gars, ça fait plaisir !"
A peine eurent-ils fait trois pas dans l'enceinte de l'avant-poste, les ODST comprirent tout de suite que quelque chose de louche se tramait. Des éclaboussures de sang bleu-violet tachaient les murs délabrés ici et là et les deux cadavres humains qu'il trouvèrent à l'entrée portaient des traces de brulures au plasma.
Les Covenants.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, ils pouvaient faire le décompte macabre des seize morts de l'escouade Beaver. Il suffisait de suivre les corps pour deviner où le seul survivant avait fini par se réfugier. Arrivés devant les portes blindées de ce qui semblait être le hall principal dont le soldat leur avait parlé, ils découvrirent enfin les cadavres des Covenants qui avaient participé à l'assaut. Une douzaine de grognards jonchaient le sol, quelques rapaces de ci de là, deux élites juste devant les portes. Un chasseur avait était propulsé au travers d'une cabine vitrée -probablement avec l'aide de deux ou trois roquettes- et s'était empalé sur une barre de fer, tandis que son compère s'était fait littéralement broyé par la fermeture inopinée des portes blindées du grand hall. Ben s'apprêtait à ouvrir la porte depuis la console du couloir quand Alan les interpela, lui et Bradley :
"- Les gars, venez par ici ! Y a un truc qui cloche !"
Sa curiosité piquée au vif, Ben rejoignit à la hâte ses compagnons. Alan leur montra le dispositif de fermeture d'urgence des portes blindées. Il avait été déclenché par un Covenant, aucun doute là-dessus. Une gigantesque trace de main, certainement celle d'un élite, se dessinait sur le bouton broyé et enfoncé de la console. A la réaction de ses compagnons, Alan reprit de plus belle :
"- C'est pas tout. Regardez ça !"
Il se déplaça en direction des deux cadavres d'élites et désigna un trou dans la poitrine du premier.
"- C'est sûrement pas un fusil d'assaut qui s'est planté comme ça ! On dirait qu'il s'est fait transpercer par une épée à énergie. Vous voyez, continua-t-il en désignant le deuxième cadavre, celui-là il s'est fait découper en deux ! Du bide jusqu'à l'épaule ! C'est pas un homme qui a pu faire ça...
- Et alors quoi ?, lança Bradley, Tu penses qu'ils se sont entretués ?
- Mouais, possible..., acquiesça Alan sans vraiment y croire.
- De toute façon, ils sont morts, insista Ben. Si on s'occupait plutôt de ce marine dans le hall, pour l'instant ?"
Ses compagnons hochèrent la tête et il se dirigèrent vers le panneau de commande ouest, Alan jetant un dernier regard incrédule aux cadavres. Bradley et Alan se collèrent des deux côtés des portes blindées, prêts à intervenir à leur ouverture, au cas où. Ben pressa l'interrupteur, fit passer son BR sur sa poitrine et mit le doigt sur le cran de sureté de l'arme. Les portes s'entrouvrirent en grinçant, le mécanisme crachant des gerbes d'étincelles et de flammèches bleutées, et la porte de gauche resta coincée dans un mouvement de va-et-vient tandis que l'autre termina de s'ouvrir complètement. Ben s'engagea dans l'ouverture, ses deux compagnons en appuis, puis il leur fit signe qu'ils pouvaient relâcher leur vigilance.
"- Ha ! Enfin !, clama le jeune marine survivant, J'ai failli attendre !"
Adossé au mur central du hall, il se redressa et ramassa son fusil d'assaut. Il vint à la rencontre de Ben et le gratifia d'une vigoureuse poignée de main.
"- Samuel Kingsley, escouade Beaver, pour vous servir !
- Ben Malaussène., répondit l'intéressé. Bradley York, et Alan Browning, fit-il en désignant ses compagnons d'un mouvement de la tête.
- Yo !"
Les quatre soldats restèrent à se dévisager ainsi un moment, puis Alan brisa le silence :
"- Bon, on dirait bien que l'escouade Beaver va devoir bosser à effectif réduit dorénavant.
- Bah, m'en parlez même pas. J'en ai marre de l'armée, la seule raison pour laquelle j'ai demandé votre aide c'est que j'étais coincé dans ce hall à la con et que la perspective de crever de faim me tentait pas des masses. Alors merci, mais non merci ! Que l'UNSC aille se faire foutre, moi j'me tire de là.
- Ça tombe bien, nous aussi !", déclara Alan.
Ben lui jette un regard désapprobateur.
"- Ben quoi ? Moi j'l'aime bien ce mec ! Allez les gars, on l'adopte ?
- Hé, Charlot,tu trouves vraiment que j'ai une gueule de hamster ?, s'indigna Samuel.
- On déserte, nous aussi. On retourne sur Terre, les interrompit Bradley. C'est toi qui vois.
- Sur Terre, hein ? Pourquoi pas ? J'ai jamais vu la Terre, 'paraît c'est plutôt sympa ! Bon, vous m'avez sauvé la peau, j'vous suis. Alors, on taille la route ensemble grand chef ?
Tous se tournèrent vers Ben, qui sourit sous son casque et lâcha un soupir d'assentiment avant de répondre :
"- Ainsi soit-il !"
Alan bondit de joie tandis que Samuel récupérait son sac à dos et son matériel.
"- 'Va nous falloir un moyen de transport, déclara ce dernier, le hangar c'est par-là ! Y doit rester un 'hog en état de rouler, si ces sagouins les ont pas tous sabordés avant de nous tomber dessus."
Le petit groupe se fraya un chemin dans le dédale de couloirs sombres de l'avant-poste, sous le commandement temporaire du jeune marine. Ce dernier leur expliquait les détails de son affrontement avec les Covenants tandis qu'ils avançaient, comment il s'était retrouvé coincé seul dans le hall et comment il avait réussi à rafistoler sa radio pour envoyer un unique message de détresse au croiseur le plus proche.
Lorsqu'ils tournèrent à droite dans un long couloir, Ben aperçut à l'autre extrémité une faible source de lumière blanche qui se dirigeait vers eux. Il fit signe à ses compagnons de s'arrêter en silence, puis ils attendirent, les yeux fixés sur le croisement. De celui-ci surgit un élite, une épée à énergie la main. Il ne semblait pas les avoir remarqué. Il se tenait le flanc de sa main libre, couvrant une blessure de plasma.
"- Putain !", lâcha Samuel.
L'élite tourna la tête, les yeux écarquillés de surprise. Ils restèrent tous sans bouger durant de longues secondes, à se jauger, immobiles, de chaque extrémité du couloir. Puis, l'élite éteignit brusquement son épée en grognant quelque chose d'incompréhensible que le module de traduction spartan de Ben retranscrit instantanément :
"- Ne tirez pas !"
Les trois compagnons de Ben avaient déjà ouvert le feu.
Posté le : 07/02/2013
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